L'EXPLOITATION CAPITALISTE.

La révolution française de 1789, si l'on considère les classes et couches sociales qui en ont assuré la victoire (notamment les ouvriers - relativement peu nombreux a l'époque - les artisans de Paris et des autres grandes villes, la masse des paysans) est une révolution populaire. Elle est en même temps, quant à sa signification historique, une révolution bour¬geoise, en ce sens que, dirigée par la bourgeoi¬sie, elle a porté cette classe au pouvoir et détruit les entraves féodales qui freinaient l'essor du mode de production capitaliste.
Le mode de production : que signifie cette expression ? Pour produire, il faut des forces productives, c'est-à-dire des matières premières, des moyens matériels (des entreprises, des outils, des machines, de l'énergie) et des hom¬mes ou des femmes pour mettre ces moyens en oeuvre. Aux différentes périodes de l'histoire, la société est caractérisée principalement par l'état de développement des forces productives et par les rapports qui, dans la production, s'établissent entre les hommes (par exemple, entre les esclaves et les maîtres d'esclaves dans l'antiquité, entre les serfs et les seigneurs Féodaux au Moyen Age, entre les ouvriers et les patrons à notre époque dans des pays comme le nôtre). Les forces productives et les rapports de production constituent ensemble le mode de production d'un pays donne à une époque déterminée.
Depuis 1789, des changements considérables se sont produits en France et ailleurs dans le monde. II n'en est pas moins vrai que le régime capitaliste est, aujourd'hui encore, celui de la France. Pour comprendre ce qui se passe, il importe donc de partir de la connais¬sance des traits essentiels du mode de produc¬tion capitaliste.
Classe capitaliste et classe ouvrière
Dans ce deuxième chapitre, nous montre¬rons le mécanisme de l'exploitation capitaliste et la loi générale de développement du capitalisme. Il va de soi que ce développement engendre, à telle ou telle étape, des phénomè¬nes nouveaux et que, par conséquent, ce qu'on va lire ne rend pas compte de certains aspects extrêmement importants du capitalisme actuel, aspects qui seront traités au chapitre suivant. Mais il est logique de considérer, pour commencer, ce que j'appellerai par commo¬dité la phase classique du capitalisme.
La production s'effectue dans différentes entreprises. A l'exception des artisans indivi¬duels ou des petits patrons, les propriétaires de ces entreprises — qu'il s'agisse de personnes ou de groupes — ne participent pas au travail productif, celui-ci étant le fait de travailleurs dépourvus de toute propriété sur les moyens de production.
Les propriétaires des grands moyens de production forment la classe capitaliste, et les travailleurs salariés qui mettent ces moyens de production en oeuvre constituent la classe ouvrière. Ce sont les deux classes fondamenta¬les de la société. Bien entendu ce ne sont pas les seules. Il existe d'importantes couches sociales intermédiaires regroupant des travailleurs salariés (employés, ingénieurs, cadres) ou non salariés (exploitants familiaux de l'agriculture, artisans, petits commerçants), ainsi que de nombreux intellectuels (enseignants, membres des professions libérales, écrivains, artistes).
Regardons maintenant ce qui se passe dans l’entreprise. Le propriétaire de celle-ci est également propriétaire des produits qui y sont créés, produits qu'il ne consomme évidem¬ment pas mais qu'il vend. En conséquence, les produits deviennent des marchandises. La pro¬duction capitaliste est une production mar¬chande.
La valeur des marchandises s'exprime en monnaie : telle marchandise coûte cent francs, telle autre coûte le double. Comment expli¬quer les prix ? Si, par exemple, un costume et une bicyclette sont vendus au même prix, qu'est-ce qui établit cette équivalence ? Rien, au premier abord, ne permet de comparer ces deux marchandises, tout à fait différentes en ce qui concerne leur usage. Plus précisément, elles ont un seul point commun, avec toutes les autres d'ailleurs. C'est qu'elles sont le produit du travail humain, que chacune contient une certaine quantité de travail. Le travail est la source de toute valeur .
Cette notion, apparemment abstraite, peut être illustrée par les exemples les plus simples. Si vous êtes à la campagne, vous pouvez savourer l'eau d'une source naturelle, ou respi¬rer l'air pur, sans qu'il vous en coûte un centime. Mais il vous faut payer l'eau, bien moins agréable, du robinet, de même qu'une bouteille d'air comprime si vous l'achetez.
Pourquoi ? Parce que l'eau du robinet et l’air comprimé contiennent du travail.
La valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail social (c'est-à-dire par le temps de travail dans les conditions les plus courantes de la production au moment envi¬sagé) dépensé pour les produire. Dans la période du capitalisme classique, le prix des marchandises oscille autour de leur valeur.
La théorie de la plus-value
Revenons aux ouvriers, à ces hommes et ces femmes qui mettent en oeuvre des moyens de production qui appartiennent à d'autres. Ils ne peuvent pas vivre sans acheter les marchan¬dises dont ils ont besoin, alors qu'en apparence ils n'en ont pas à vendre. Comment est-ce possible ?
C'est possible parce qu'en réalité les ouvriers possèdent une marchandise, et une seule : leur force de travail, c'est-à-dire leur capacité musculaire, nerveuse, intellectuelle de travailler.
Cette marchandise, comme toute autre, a sa valeur propre. La force de travail ne peut se maintenir et se renouveler que si les ouvriers peuvent se nourrir, s'habiller, se loger, eux et les enfants qui leur succèderont. La valeur de la force de travail correspond à la valeur des produits et services nécessaires à son entretien et à sa reproduction. Cette valeur se modifie évidemment avec les besoins humains, lesquels évoluent au fur et à mesure du développement social, scientifique et technique. Le prix de la force de travail, c'est le salaire.
En principe — car ici interviennent les luttes et le rapport des forces entre les classes en lutte — le salaire correspond à la valeur de la force de travail. Il n'a rien à voir, en tout cas, avec la valeur, supérieure, qui est créée par le travail de l'ouvrier dans l'entreprise du patron. C'est la différence entre la valeur de la force de travail et la valeur créée par celle-ci que Marx a appelé la plus-value. Directement ou non, la plus-value est la source unique des profits de la classe capitaliste.
La théorie de la plus-value est l'explication du mécanisme de l'exploitation capitaliste ; elle est à la base de la conception marxiste dans le domaine de l'économie politique.
Cette théorie ne saute pas aux yeux du premier coup parce que les formes du salaire tendent à l'obscurcir. L'ouvrier est rétribué à l'heure, à la journée, au mois. Il semble donc qu'on lui paye son travail. Et pourtant...
L'ouvrier qui part le matin à l'ouvrage connaît-il la valeur de ce qu'il va produire? Non, c'est à la valeur des marchandises qui lui sont nécessaires pour vivre qu'il pense ; et c'est pourquoi il disait autrefois qu'il allait «gagner son pain », comme il dit aujourd'hui qu'il va «gagner son beefsteak». Et quand les ouvriers réclament au patron l'augmentation de leurs salaires, s'appuient-ils en priorité sur l'accroissement de la valeur créée par leur travail ? Ils le font d'autant moins que le plus souvent ils l'ignorent. Leur argument essentiel est celui du prix de ce qu'ils doivent acheter pour entretenir leur famille, c'est-à-dire du prix de leur force de travail. Comme on le voit, le bon sens des travailleurs recouvre ici la déduction scientifique de l'économie politique marxiste.
Voilà pour l'explication de base. Bien sûr, les choses sont moins simples dans la réalité.
Des intérêts inconciliables
C'est ainsi, entre autres choses, que les capitalistes industriels n'accaparent pas la totalité de la plus-value créée par leurs ouvriers. Ils ont besoin des services des banques — qui leur prêtent de l'argent — et du commerce — qui assure la vente des marchandises. De sorte qu'une répartition de la plus-value s'opère entre le capital industriel, le capital bancaire et le capital commercial. D'autre part, la banque et le commerce ne peuvent fonctionner sans personnel, sans des employés qu'ils payent et exploitent alors que leur travail ne crée pas de valeur.
C'est ainsi également que la valeur de la force de travail a un moment donné varie selon qu'il s'agit du travail simple (n'exigeant aucune formation préalable) ou du travail complexe (celui, par exemple, d'un ouvrier profession¬nel hautement qualifie ou d'un technicien de fabrication).
Mais cela ne change rien au fait que la plus-value provient tout entière du travail de la classe ouvrière.
La théorie marxiste conduit dans ce domaine à des conclusions importantes. Elle met en pièces, notamment, la pseudo-théorie capitaliste du «cycle infernal des salaires et des prix », selon laquelle l'augmentation des salaires entraînerait automatiquement la hausse des prix. L'hostilité des exploiteurs à l'égard des revendications salariales n'est pas motivée par l'incidence que ces revendications auraient sur les prix mais, plus simplement, par le fait que la plus-value est d'autant plus élevée que les salaires sont bas.
La hausse des prix est, au contraire, utilisée par les capitalistes pour aggraver l'exploitation des travailleurs. Lorsque les prix montent, la plus-value s'accroît et le pouvoir d'achat de l'ouvrier baisse, aussi longtemps que l'action revendicative n'a pas abouti à la revalorisation des salaires.
D'autres moyens sont mis en oeuvre par les capitalistes dans le même but. Ils s'évertuent notamment à empêcher le plus possible la réduction de la durée du travail et à augmenter au maximum la quantité de marchandises produites en intensifiant les cadences.
Il ressort de cette analyse du mode de production capitaliste que les intérêts de la classe ouvrière et ceux des capitalistes sont opposés, inconciliables.
La classe qui possède les moyens de produc¬tion ne peut pas s'enrichir sans exploiter la classe ouvrière, laquelle ne peut vivre qu'en vendant sa force de travail aux capitalistes. L'objectif de la bourgeoisie est de réaliser toujours davantage de plus-value en renforçant l'exploitation. L'intérêt vital de la classe ouvrière est, au contraire, d'augmenter la part des salaires par rapport à la part de la plus-value et, en fin de compte, d'assurer son émancipation en abolissant l'exploitation. La classe ouvrière et la classe capitaliste sont donc des classes antagonistes, et la lutte qui les oppose est une réalité inhérente à l'existence même du mode capitaliste de production.
A ce point de notre exposé, il est utile de donner quelques explications sur la question du pouvoir, sur l'Etat.
Le caractère de classe de l'Etat
Pour beaucoup de gens, y compris les tra¬vailleurs tant qu’ils n'ont pas atteint un certain niveau de conscience politique, il est difficile de concevoir une société sans Etat. C'est une idée courante que l'Etat a toujours existé, qu'il existera toujours et que, d'autre part, il consti¬tue un organisme neutre, indépendant des classes sociales, appelé à jouer un rôle d'arbi¬tre dans les conflits internes de la société.
On assimile souvent la notion d'«Etat » à celle d'organisation sociale sans se poser la question «organisation sociale» pour qui ? . Or c'est la réponse à cette question qui permet de dépasser l'apparence et de saisir la réalité de l'Etat.
L'histoire montre que l'Etat n'a pas toujours existé. Il n'est apparu qu'avec la division de la société en classes antagonistes, et parce que la classe économiquement dominante, la classe exploiteuse, a besoin d'un pouvoir politique pour défendre ses privilèges. L'organisation de l'Etat Féodal répondait pour l'essentiel aux intérêts des grands propriétaires seigneuriaux de la terre. Avec la révolution bourgeoise, des modifications importantes sont intervenues dans la nature et l'organisation de l'Etat afin qu’il puisse assurer le pouvoir de la classe capitaliste.
Tel fût le rôle classique de l'Etat, en France, à partir du moment où les principales structu¬res politiques du régime capitaliste ont été mises en place (disons, pour dater approxima¬tivement le phénomène, sous le premier Empire).
L'Etat bourgeois a mis en oeuvre au long des décennies les moyens nombreux et divers dont il dispose pour maintenir ou renforcer la domination capitaliste. Les travailleurs en ont fait et continuent d'en faire l'expérience. L'Etat utilise des moyens répressifs (interven¬tions policières contre les luttes ouvrières), des moyens administratifs (répartition du fardeau des impôts au profit des exploiteurs et au détriment des exploités), des moyens économi¬ques (insuffisance des crédits affectes aux équi¬pements sociaux, aide financière à tel ou tel groupe capitaliste, augmentation des tarifs des services publics), des moyens politiques (limita¬tion des pouvoirs des assemblées élues, viola¬tion des libertés conquises), des moyens idéo¬logiques (utilisation de la presse et aujourd'hui de la radio et de la télévision au service du capital).
Cette énumération est évidemment réduite l'extrême. II s'agit tout au plus d'illustrer par quelques exemples le caractère de classe de I'Etat. Encore n'ai-je pas évoque l'Etat ¬patron. Il ne faut pas perdre de vue, alors que nous luttons pour un certain nombre de ratio¬nalisations démocratiques, que des entreprises d'Etat - tels les arsenaux, la poste et d'autres - existent depuis très longtemps. L'Etat bour¬geois assure le fonctionnement de ces entrepri¬ses ou services publics selon les règles de l'exploitation capitaliste.
Dans la phase classique du capitalisme, le rôle de l'Etat bourgeois n’est pas de défendre les intérêts de tel capitaliste ou de tel groupe pris à part, mais d'assurer la domination de la classe exploiteuse dans son ensemble, y com¬pris en lésant parfois des intérêts bourgeois particuliers. Ainsi, à un moment donne, telle décision de 1'Etat visant à aider les capitalistes à développer l'exportation des marchandises a pu gêner une catégorie de patrons dont le problème était, au contraire, d'importer ce qui est nécessaire à la marche de leurs entreprises qui travaillent pour le marché intérieur.
Mais l'Etat peut aussi être contraint par la lutte des masses populaires à des concessions et à des reculs. Ce fut le cas, entre autres, de la loi qui institua les congés payés et des allon¬gements successifs de leur durée. Ces reculs forcés sont susceptibles d'entretenir des illu¬sions sur la fonction de l'Etat. Mais cela ne modifie pas sa nature profonde.
Il faut ajouter que l'Etat bourgeois peut changer de forme sans changer de rôle pour autant. C'est ainsi que dans plusieurs pays d'Europe occidentale, entre les deux guerres mondiales, les forces du grand capital ont tenté de remplacer le système de la République parlementaire par le fascisme. Cette entreprise a réussi en Allemagne en 1933, avec des conséquences catastrophiques pour l'Europe. Elle a réussi également en Espagne en 1939 à la faveur de la guerre civile déclenchée par Franco. En revanche, elle a échoué en France dans les années 1934-1936, l'unité d'action de la classe ouvrière et son alliance avec une partie des classes moyennes, réalisées à l'initiative de notre Parti, ayant fait échec aux factieux.
Rappeler les efforts que nous avons dé¬ployés à cette époque pour barrer la route au fascisme, pour la constitution et la victoire du Front populaire, revient à mettre en évi¬dence le fait que la classe ouvrière et son Parti sont loin d'être indifférents aux formes de 1'Etat bourgeois. La République parlemen¬taire est la forme la plus favorable à la lutte des travailleurs. Plus généralement, dans un Etat bourgeois donné, toute conquête démocrati¬que imposée par l'action des larges masses — même si sa portée se trouve limitée par le régime d'exploitation — est un élément positif. Cependant, pour importante qu'elle soit, la modification des formes de l'Etat bourgeois au cours de l'histoire du capitalisme n'a pas affecte la nature de classe de cet Etat.
Au terme de cette esquisse du mécanisme de l’exploitation et du rôle de l'Etat dans la société capitaliste, il importe de signaler l'er¬reur qui consisterait à la considérer comme une société figée, dans laquelle les rapports entre les capitalistes et l'Etat seraient des rapports immuables. Le chapitre suivant, qui a pour sujet le capitalisme actuel et sa crise, montrera ce qu'il y a de nouveau dans le système d'exploitation et dans les fonctions de l’Etat. En attendant, il convient de donner une idée simple de la loi generale de développement de l'économie capitaliste.
La concentration des capitaux et les monopoles
Nous avons déjà examiné la théorie de la plus-value, pierre angulaire de l'explication du mode de production capitaliste. La plus-value, répétons-le, résulte de la différence entre la valeur créée par le travail de l'ouvrier et la valeur de sa force de travail. Le régime étant ce qu’il est, chaque capitaliste, «bon ou méchant», a pour objectif d'accumuler de la plus-value et de la transformer en capital. La production capitaliste n'est pas déterminée par les besoins humains mais par la recherche du profit le plus élevé possible.
Cela explique non seulement l'acharnement de la classe capitaliste à renforcer l'exploita¬tion de la classe ouvrière mais, en même temps, la concurrence entre les différents capitalistes. Chaque capitaliste cherche à augmen¬ter la productivité de son entreprise afin de grossir son capital. A cet effet, il se sert des profits réalisés pour se procurer et mettre en service des machines et des techniques plus modernes que celles de ses concurrents. Les petites et moyennes entreprises qui ne peuvent pas soutenir cette compétition sont absorbées ou subordonnées aux plus puissantes, quand celles-ci n'ont pas intérêt à leur disparition pure et simple. L'histoire du capitalisme est ainsi caractérisée, entre autres traits, par l'ac¬cumulation et la centralisation croissante des capitaux.
A un certain stade de développement de la société — que l'on peut situer, s'agissant des pays capitalistes avancés, à la fin du XIXe siècle — la concentration aboutit à la formation de monopoles, c'est-à-dire à des ententes ou à des fusions entre de puissantes sociétés capitalis¬tes, industrielles et bancaires, s'efforçant de dominer telle ou telle branche de l'économie et d'y organiser la production à leur profit exclusif.
Dans la mesure où un monopole parvient à dominer pour un temps un secteur de l'écono¬mie, il utilise cette situation pour porter les prix de ses marchandises au-dessus de leur valeur (prix de monopole), ce qui est un facteur supplémentaire de dérèglement écono¬mique. Mais les monopoles ne suppriment pas la concurrence. Ils la portent à un niveau supérieur, non seulement en s'efforçant d'ac¬caparer par différents moyens une partie de la plus-value produite dans les entreprises non monopolistes, mais en suscitant par leurs pro¬fits élevés la formation de monopoles rivaux ou la concurrence des monopoles estrangers sur le marché international ou intérieur.
De plus, s'il est vrai que le recours à des techniques nouvelles permet à un capitaliste donné de surclasser provisoirement ses concurrents en produisant à meilleur compte qu'eux, la rivalité entre capitalistes sur ce terrain aboutit à un phénomène facile à comprendre : le capital global augmente ; il est investi pour une part croissante dans de nouveaux moyens de production et consacré, pour une part relativement moindre, à payer la force de travail qui est seule créatrice de valeur et de plus-value. Résultat : les profits grossissent considérablement si l'on considère leur masse, mais le taux du profit, c'est-à-dire son pourcen¬tage par rapport au capital total, tend à baisser pour la classe capitaliste prise dans son ensemble.
Comme le renforcement de l'exploitation de la classe ouvrière se heurte à certaines limites physiologiques (au-delà desquelles la force de travail serait menacée de destruction) et socia¬les (action revendicative et politique des tra-vailleurs), une partie des capitaux accumulés ne parvient plus à s'employer dans des condi¬tions de rentabilité jugées suffisantes par les capitalistes. Ils cherchent, en conséquence, à rémunérer ces capitaux gigantesques en les plaçant à l'étranger, en les engageant dans des spéculations monétaires et autres, ou dans des fabrications parasitaires. Il en résulte un gaspillage incroyable des ressources nationales, un énorme gâchis.
Ces explications étaient un préalable néces¬saire à l'examen de la phase actuelle du capitalisme.

Le capitalisme actuel et la crise
Les monopoles — on l'a vu dans le chapitre précèdent — sont devenus un phénomène caractéristique de la société à un certain niveau d'accumulation et de centralisation des capi¬taux. Mais cette accumulation et cette centrali¬sation se sont poursuivies tout au long de notre siècle à un point tel qu'aujourd'hui une tren¬taine de groupes financiers et industriels géants dominent la France.
En règle générale, il s'agit de «multinatio¬nales», c'est-à-dire de groupes bases en France qui possèdent ou contrôlent des entre¬prises dans notre pays et à l'étranger. Le rapport du Comite central au 22e Congres du Parti communiste français, en 1976, citait à ce sujet l'exemple de la Compagnie française de Suez, dont la puissance s'étend sur 180 firmes françaises et 130 firmes étrangères, et l'exem¬ple de Paribas (Compagnie française de Paris et des Pays-Bas) dont les représentants siégent au Conseil d'Administration de 330 sociétés dont 70 étrangères. Le grand capital est de moins en moins national et de plus en plus cosmopolite. Quelques dizaines de personnes occupent les postes de commande de l'ensem¬ble des groupes géants. La création ou la fermeture des entreprises, le travail de millions de salaries, l'activité ou la décadence de régions entières, et plus généralement l'écono¬mie nationale, sont subordonnés au pouvoir exorbitant de ces potentats dont la préoccupa¬tion exclusive est le profit maximal.
Le capitalisme monopoliste d'Etat
Cette étroite aristocratie de notre temps s'efforce d'exploiter jusqu'aux limites du possi¬ble la masse des travailleurs salariés. Parallèlement, elle s'applique à subordonner le peuple tout entier et la vie même du pays à son bon plaisir ou, pour mieux dire, à ses intérêts égoïstes.
A ce stade du développement, la contradic¬tion fondamentale entre le capital et le travail s'exacerbe. Les luttes des travailleurs salariés se développent. D'autres catégories de la population, dans les villes et les campagnes, expriment un mécontentement grandissant et, pour certaines d'entre elles, entrent dans l'ac¬tion. Les capitalistes qui se trouvent à l'extérieur de la sphère des monopoles sont eux-mêmes lésés par leur domination.
Au surplus, dans un monde où les puissan¬ces capitalistes sont confrontées à la compéti¬tion économique avec les pays socialistes qui poursuivent leur croissance économique, à la montée du mouvement ouvrier et démocrati¬que, à la volonté des peuples naguère colonisés de disposer souverainement de leurs ressour¬ces, les rivalités entre les monopoles de diffé¬rents pays s'aiguisent, par exemple, pour la conquête de marches nouveaux ou pour les investissements de capitaux.
Enfin, la tendance à la baisse du taux de profit se manifeste de façon durable au sein même du secteur monopoliste. Les capitaux s'accumulent prodigieusement dans ce secteur, de sorte que leur rentabilité diminue.
Pour toutes ces raisons, les monopoles ont besoin d'un Etat qui joue un rôle nouveau, qui ne soit pas l'Etat de la bourgeoisie en général mais leur Etat, qui intervienne directement el constamment pour préserver le taux de leurs profits de la tendance à la baisse.
C'est pourquoi les rapports entre les mono¬poles et l'Etat présentent désormais des caractéristiques spécifiques importantes. Tellement importantes que nous définissons la société dans laquelle nous vivons par la formule «capitalisme monopoliste d'Etat». A la fois parce que l'intervention de l'Etat au service exclusif des monopoles y est poussée jusqu'a l'extrême et parce que les monopoles et l'Etat y constituent un mécanisme unique.
En France, le changement politique inter¬venu en 1958 a marqué une étape décisive dans la voie du capitalisme monopoliste d'Etat, une adaptation des structures politiques à la situa¬tion nouvelle, la mise en place d'une nouvelle forme de l'Etat, personnelle et autoritaire.
Dans ce système, les principales attributions du pouvoir sont aux mains d'un personnage — le président de la République — qui tranche et décide de tout sans avoir aucun compte à rendre devant le Parlement ou tout autre organisme. C'est lui qui dirige le gouverne¬ment. Les ministères successifs sont truffés de représentants directs des monopoles qui passent, selon les besoins, de la direction des grands groupes privés à la direction des affai¬res publiques, et vice-versa. Le phénomène se manifeste au plus haut niveau. Avant d'être Premier ministre puis président de la Républi¬que, Georges Pompidou avait été le directeur de la Banque Rothschild. Les membres de la famille de Giscard d'Estaing siégent dans les conseils d'administration de nombreuses sociétés liées à la Société financière de Suez, au groupe Schneider, à la Thomson et à d'autres.
La mainmise de ce pouvoir sans contrôle s'exerce sur les grandes administrations, sur l’armée et la police, sur le secteur public et nationalisé, sur la télévision et la radio, et plus généralement sur l'ensemble de la vie natio¬nale. Il dispose d'une autonomie relative par rapport a tel ou tel monopole, de sorte qu'il peut faire prévaloir en toutes circonstances les intérêts d'ensemble de l'aristocratie financière sur les intérêts particuliers de telle ou telle de ses fractions.
Cependant, quelles que soient la puissance et la multiplicité des moyens mis en oeuvre par l'Etat, l'incapacité du capitalisme monopoliste d'Etat à assurer le progrès de la société est de plus en plus évidente. La société française est en crise. Il importe de bien expliquer ce que cela veut dire.
L'histoire du régime capitaliste a été longtemps jalonnée par des crises économiques périodiques. La théorie marxiste les définissait comme des crises de surproduction. Cela ne signifie pas, bien sûr, que la production des richesses ait pu être supérieure, à quelque moment que ce soit, aux besoins croissants de la société, mais tout simplement que le déve-loppement de la production capitaliste se heur¬tait périodiquement aux limites que l'exploita¬tion impose au pouvoir d'achat des masses populaires.
Ces crises économiques ont été décrites par Engels dans une page célèbre de son ouvrage Anti-During, publié il y a plus de cent ans. II est intéressant de relire cette page.
L'expansion des marchés ne peut pas aller de pair avec l'expansion de la production. La collision est inéluctable et, comme elle ne peut pas engendrer de solution tant qu'elle ne fait pas éclater le mode de production capitaliste lui-même, elle devient périodique...
La totalité du monde industriel et com¬mercial, la production et rechange de l'ensem¬ble des peuples civilisés et de leurs satellites plus ou moins barbares se détraquent environ une fois tous les dix ans. Le commerce s'ar¬rête, les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités aussi massives qu'ils sont invendables, l'argent comptant devient invisi¬ble, le crédit disparaît, les fabriques s'arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées.
« L'engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapides et détruits en masse jusqu'à ce que les masses de marchandises accumulées s'écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu'à ce que production et échange repren¬nent peu à peu leur marche. Progressivement l’allure s'accélère, passe au trot, le trot indus-triel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu'au ventre à terre d'un steeple chase complet de l'industrie, du commerce, du crédit et de- la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver... dans le fossé du Krach.
Et toujours la même répétition . »
Cette description rend compte des crises engendrées au siècle dernier par le mode de production capitaliste. Mais la crise qui frappe aujourd'hui notre pays est différente. Elle n'affecte pas seulement l’économie et elle n'est pas le prélude à une période d'essor. Il s'agit, cette fois, d'une crise profonde, globale, durable.
Une crise globale et durable
Nous sommes parvenus a un moment de l'histoire où le capitalisme a cessé d'être le maître du monde. Grâce à la suppression de exploitation capitaliste, les pays socialistes réalisent des progrès incontestables et ils exerce¬nt une influence grandissante sur la révolution et l’économie mondiale. …
C'est dans le cadre de ce nouveau rapport des forces du monde, défavorable au capita¬lisme, que les dirigeants de la France doivent affronter la crise.
Cette crise atteint profondément l'économie nationale. D'énormes capitaux accumules sont gelés au lieu d'être investis dans la production, faute de pouvoir donner le taux de profit exigé par leurs détenteurs. L'équipement industriel du pays est en partie inutilisé. Des branches importantes de l'industrie (la sidérurgie entre autres) sont démantelées, et des régions entières sont vouées à l'abandon. La poursuite de l'inflation est allée de pair avec l'extension du chômage. Les gaspillages, les déséquilibres qui en résultent se sont accompagnés de la dégradation des conditions de vie et de travail de la majorité des hommes et des femmes.
Au surplus, la crise actuelle n'est pas seule¬ment une crise économique grave. Elle atteint tom les domaines de la vie du pays. C'est une crise globale.
Elle est sociale : les monopoles et leur pouvoir ont étendu l'exploitation et l'oppres¬sion, au-delà de la classe ouvrière, à toutes les couches laborieuses. Si bien que des millions de travailleurs manuels et intellectuels, dans les villes et les campagnes, se dressent contre les conséquences d'un régime qui lèse gravement leurs intérêts. Il en résulte un élargisse-ment des luttes de classe.
Elle est morale : la recherche de l'argent par n'importe quels moyens — qui est un des critères du système en place — engendre le développement de la corruption et de la criminalité, cependant que la classe au pouvoir, en vue de détourner le peuple des chemins de la lutte, cultive sciemment la pornographie, l'usage de la drogue, les perversions de toutes sortes.
Elle est ideologique : les dirigeants capitalis¬tes, hostiles aux idées de progrès qui favorisent la lutte, redoutent l'essor de toute connais¬sance scientifique et la volonté des hommes de maîtriser le mouvement de la société, ce qui les conduit à cultiver l'irrationalisme et l'obscu¬rantisme.
Elle est aussi politique : le grand patronat et l'Etat, pour maintenir leur régime, recourent de plus en plus à l'arbitraire, dénient aux citoyens la moindre participation aux décisions qui les concernent, décident en toutes choses par voie d'autorité, ce qui a pour conséquence de renforcer l'aspiration à un régime politique différent . La crise atteint au surplus l'appareil même de l'Etat (administration, magistrature, armée, police) et l'on voit désormais des hommes et des femmes percevoir la contradic¬tion entre ce que le pouvoir leur demande et l'intérêt général qu'ils veulent servir.
La crise actuelle n'est pas seulement globale mais durable. Je l'ai montré : dans le passé, les crises étaient périodiques et le système capita¬liste, après les avoir surmontées, pouvait repartir à nouveau de l'avant. Ce n'est plus le cas à l'époque du capitalisme monopoliste d'Etat. La France peut connaître, certes, d'éventuelles reprises dans tel ou tel secteur de la production mais sans que ce soit le prélude d'un essor économique général et de la fin de la crise.
Quant à la politique du pouvoir giscardien, parce qu'elle exprime les besoins du grand capital et non les besoins du pays, elle aggrave la crise au lieu de la résoudre.
La politique du pouvoir des monopoles
La politique giscardienne s'inscrit dans la stratégie mondiale des sociétés multinationales et de l'impérialisme, qui cherchent à sauvegar¬der leurs profits et leur puissance dans la situation nouvelle.
Dans la première moitie de XXe siècle, en 1914 et en 1939, les Etats capitalistes avaient cherché dans la guerre une solution aux contradictions de leur système. Ils ne peuvent, plus y recourir désormais à leur guise en raison de l'existence et de l'action des pays socialistes. Ils ont dû reconnaître les nouvelles réalités du monde et accepter, en conséquence, le principe d'une coexistence pacifique entre pays capitalistes et socialistes. Ils s'efforcent actuellement, toutefois, de freiner la détente internationale et d'empêcher qu'elle se traduise par des mesures de désarmement.
En vue de s'adapter à la crise, les multinationales procèdent, entre autres moyens à ce qu’on appelle leur redéploiement, c'est-à-dire un transfert d'une partie de leurs activités dans les secteurs du monde ou le taux de profit est le pus élevé .
Les contradictions d'intérêts entre les bourgeoisies des différents pays, loin de disparaître, sont accentuées dans une certaine mesure par la crise. Mais les Etats capitalistes s'appliquent à maintenir ces contradictions dans les limites que leur impose leur lutte commune contre les forces progressistes et révolutionnaires. Leur solidarité de classe et leur concerta¬tion s'affirment notamment, au plus haut niveau, dans l'alliance dite atlantique, coali¬tion politique et militaire dirigée par l'impéria¬lisme le plus puissant, c'est-à-dire celui des Etats-Unis.
Dans ce cadre, la politique du pouvoir giscardien tend à drainer la plus grande part possible des ressources de la France et du produit du travail des Français vers une poignée de sociétés multinationales à base fran¬çaise.
A cet effet, le pouvoir giscardien prêche et pratique l'austérité sous toutes les formes pour les travailleurs et leurs familles ; il organise un chômage massif et durable ; il appauvrit et ruine par centaines de milliers les exploitants familiaux de l'agriculture, les artisans et les commerçants ; il subordonne la recherche scientifique, l'enseignement général et la for¬mation professionnelle aux intérêts du grand capital; il sacrifie les équipements sociaux et culturels les plus indispensables.
Il assure aux monopoles des profits fabuleux en finançant leurs activités par des prélèvements sur les fonds publics et en leur accordant des exonérations fiscales exorbitantes ; il leur réserve l'essentiel des marchés publics ; contraint des sociétés nationales comme E.D.F., G.D.F. ou la S.N.C.F. à consentir des tarifs privilégiés aux mastodontes de l'industrie privée, afin d'effectuer un transfert massif de plus-value créée dans le secteur public et nationalisé vers le secteur monopoliste.
Enfin le grand capital et son pouvoir multi¬plient leurs efforts pour enfermer et vassaliser France dans un conglomérat ouest-européen lié aux U.S.A.
La politique giscardienne a déjà porte de sérieuses atteintes à notre industrie, en mutilant plusieurs de ses branches décisives, en réduisant le nombre des emplois industriels de plus d'un demi million depuis 1974, en accentuant son retard technologique et en bradant l’indépendance des secteurs de pointe (informatique, électronique, nucléaire). Elle a déjà frappé l'agriculture française au point que nous devenons tributaires de l'étranger pour nos approvisionnements alimentaires.
Et voici que les protagonistes de l’intégration européenne comptent mettre à profit, pour la réaliser, l'élargissement du Marche Commun. Les dirigeants de l'Allemagne de l’Ouest et de la plupart des autres pays membre¬s de la C.E.E. n'en font pas mystère.
Pour ce qui est des dirigeants actuels de la France, s'ils sont contraints à des précautions de style par la force de notre Parti et par le sentiment national du peuple, ils sont pleinem¬ent d'accord à ce sujet avec leurs associés. L'élargissement du Marche commun n'est pas seulement lourd de graves conséquences économiques et sociales (menace de liquidation de certains secteurs de notre agriculture et de notre industrie, utilisation du bas niveau des salaires et des avantages sociaux dans les nouveaux pays membres pour accentuer la politique d'austérité) ; sur le plan politique, il créerait l'occasion attendue de modifier le fonctionnement des instances communautaires en substituant à la règle actuelle de l'unanimité la règle de la majorité. Cela permettrait à un organisme étranger de dicter ses décisions à la France malgré l'opposition éventuelle de ses représentants.
Naturellement, la politique antinationale menée par le pouvoir des monopoles ne signi¬fie pas qu'il renonce à défendre, voire renforcer les positions du grand capital fran¬çais. Il vise, au contraire, à assurer aux multi¬nationales à base française la meilleure place possible, fût-ce avec un rôle secondaire, dans la répartition des sources de profit et des zones d'influence. Il revendique pour la France — comme on a pu le constater au Sahara occiden¬tal, au Zaïre ou au Tchad le rôle de fer de lance de l'impérialisme sur le continent afri¬cain.
Mais les inserts du grand capital n'ont rien à voir avec ceux des travailleurs, du peuple, de la nation. Il y a, plus exactement, contradic¬tion entre les uns et les autres. Bien loin de sortir la société française de la crise, la politi¬que du pouvoir des monopoles, tant a l’intérieur qu'à l'extérieur des frontières, ne fait que l'y enfoncer toujours plus. C'est une politique de déclin de la France.
On le voit, dans le système du capitalisme monopoliste d'Etat, l'Etat est devenu le moyen de domination des monopoles sur l'en¬semble de la société ; il est devenu l'agent central de l'exploitation et du gaspillage des ressources de la nation au service exclusif de ces monopoles.
L'Etat intervient aujourd'hui à cet effet dans tous les domaines : l'économie, l'enseigne¬ment, la recherche, la culture, l'urbanisme, la vie des collectivités locales, l'idéologie, la propagande... Il se mêle de tout. Si le pro¬blème était moins grave, on pourrait rire quand ceux qui dirigent l'Etat actuel agitent le spectre de l'étatisme en cas de victoire d'un gouvernement démocratique on les communis¬tes auraient leur place. C'est maintenant que l'étatisme pèse de tout son poids sur la France.
Tel est aujourd'hui le système de domina¬tion de la grande bourgeoisie française. La crise de notre société est inséparable de ce système, de ses structures, de ses mécanismes, de son fonctionnement. Elle porte condamnation du régime capitaliste.

Etienne FAJON
Ancien Directeur du journal l’Humanité
Membre honoraire du Parlement Français
1979

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